Parastoo Anoushahpour,
Faraz Anoushahpour
et Ryan Ferko
– Chooka –
28.10.2020 – 31.12.2020
HD | 2018 | 22 min
Cette vidéo n’est plus en ligne. Cependant, vous pouvez lire le texte de commande ci-dessous et visiter le site web de l’artiste ici.
LE MICROCINÉMA AU TEMPS DE LA COVID-19
Cet événement est présenté en ligne en raison des restrictions imposées relatives aux déplacements et aux rassemblements publics.
Pour une durée limitée, la lumière collective présente à chaque semaine le film d’un artiste accompagné d’un texte de commande.
LISEZ LE TEXTE CI-DESSOUS
Soutenez les artistes indépendants en faisant un don :
Tous les dons sont distribués aux artistes.
Présenté par
en collaboration avec
André Habib
Sur Chooka: Reconnaissance
Si un paysage tremble, c’est qu’une histoire enfouie l’agite. Il nous faudra fixer le brouillard en face, non pour le dissiper, mais pour qu’il nous pénètre. Et sans bien savoir, sans connaître la petite histoire, on comprend. Comprendre, c’est toujours comprendre entre les lignes. Entre les couches de brouillard. Ici, entre les images disposées en mosaïque. Dans le feuilleté des temps. Entre des photos qu’on glisse entre les doigts, des visages qu’on identifie, une maison qu’on retrouve, un enfant qui observe, se souvient. Sur des écrans qu’on touche, devant lesquels on s’étend, des films d’un autre temps soudain se lèvent et marchent vers nous. Des enfants se retournent, nous regardent. Il n’y a de lieu, on le sait, qu’hanté. Et nous sommes, devant ce film, des étrangers en reconnaissance.
De Chooka dont il est question ici me revient cette scène où, en caméra subjective, on pénètre une vieille école tombée en ruine, où la trace des flammes a noirci les coins de murs. Nous sommes dans la province du Gilan, dans le nord de l’Iran, et on voit par l’embouchure des fenêtres un monde verdoyant, humide, sur lequel le brouillard jamais, il ne semble, ne doit se lever tout à fait. Sur les murs, quelques tuiles de céramique verte ont tenu. Le reste s’est décollé et s’est répandu par milliers sur le sol, comme des coquillages crachés par la mer. On l’apprend par le son que fait la céramique en cédant sous les pas du filmeur. Ce pas a beau être lent, aérien, rien n’y fait : de partout ça craque et ce son, sans trop savoir pourquoi, vous emplit de mélancolie, marque votre mémoire. Est-ce de ressentir la sans doute trop facile analogie entre ces carreaux de céramique, anonymes, indifférenciés et la vie de tous ceux que cette histoire a balayée sans demander son reste ? Ce son, précis, tactile, discret à la fois, libère une étonnante charge de violence rentrée que le film autrement ouate. Il rappelle le crépitement du feu qui a embrasé l’édifice, le son de bois sec de l’histoire qui s’effrite à mesure qu’on le feuillette, rappelle la pluie tombée indifférente à toute cette agitation de ciment, d’exil et de départs dans la nuit. On est aussi tentés de filer l’allégorie. Car que font les cinéastes de ce beau film, si ce n’est recoller les proverbiaux « morceaux du puzzle », tout en avouant que cette histoire sera toujours faite de béances ? Ces murs de céramique dégarnis rappellent aussi les montages de photos étalés sur le tapis, qui tentent de faire coïncider les lieux, les images, les temps. Mais il manquera toujours quelque chose. Des visages resteront oubliés. Une dimension de l’histoire ne sera pas racontée. Le témoin qui a vu n’est plus là pour parler. Dans la maison brûlée, soudain la pellicule — ayant atteint la fin de la bobine — rougeoie et s’évanouit. Il ne reste que des fantômes.
Sur l’écran, d’autres écrans s’allument, creusent un autre espace. Dans le cadre, d’autres cadres mettent en abyme un autre temps, depuis le même lieu. Le 16 mm se mêle au tremblement vidéo de la caméra de surveillance. Des images en 16 mm montrent un défilé de manifestants barbus visionnés sur un iPhone. Le film se complait de la confusion des régimes d’images. Des visages démodés piqués à de petits films oubliés. L’éclat d’une robe rouge me dit qu’il s’agit d’une pellicule Kodachrome. On est dans les années 1970, avant la Révolution. On inaugure une usine. Autrefois, on l’apprend par un ouvrier ayant connu cette époque, des étrangers vivaient ici. Des Canadiens. Des Américains. On voit un plan, très beau, de cette usine, avec ces grands rouleaux en action. À s’y méprendre, on pourrait avoir l’impression qu’ils fabriquaient de la pellicule plastique, voire du celluloïd, plutôt que du papier.
Cette usine tenue par des étrangers — on l’apprend dans la périphérie du film, en lisant à droite et à gauche — a lancé ses opérations en 1973, l’année où, non loin de là, un cinéaste, Bahram Beyzaie, est venu réaliser un film, L’étranger et le brouillard. Et c’est toujours dans cette même région que, après la Révolution cette fois, le même Beyzaie réalisera un des films classiques de la seconde nouvelle vague iranienne, Bashu, le petit étranger. Un orphelin ayant fui le Sud et la guerre, se retrouve dans le nord, industriel, froid. Une autre histoire d’étranger et de brouillard. Ce sont quelques-uns de ces paysages, d’un autre temps, qui défilent sur un écran d’ordinateur, posé sur un tapis. On apprend — mais cela, rien dans le film nous le dit, tout est suggéré — que les cinéastes de Chooka ont retrouvé la maison et la famille qui a accueilli l’équipe du film. Le grand-père est mort, mais la grand-mère se souvient. Un jeune garçon, le petit-fils, donne des leçons de farsi à l’un des cinéastes, venu avec ses amis recoller les morceaux de l’histoire. Le garçon nous fait visiter le terrain autour de sa maison en épluchant des images de surveillance. Il nous dit que l’arbre qu’il pointe avec sa souris, cette année, a donné beaucoup de fruits.
Le langage, les images, transportent des bouts d’histoire. Mais qu’il faut toujours un doigt qui pointe, une petite flèche pour nommer, un regard attentif pour qu’une couche de mémoire se déplie et s’éploie comme ces grands arbres tremblant dans le brouillard que la caméra absorbe. La force du film repose sur une forme de douceur, qui ne revendique ni ne dénonce rien en particulier (ni l’invasion des capitaux étrangers, ni le régime des Mollahs). Il ne fait que disposer des pièces d’un album de famille, rescapé de l’oubli, en cherchant à combler les trous, en parcourant ces sillons que le temps a recouverts. Il nous invite, comme un étranger, dans sa demeure, dans sa mémoire. Il nous offre un peu d’hospitalité.
La version originale de ce texte a été publiée sur Hors champ le 19.10.2020
Cet événement est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES de VISIONS.
VISIONS est une série de projections mensuelles consacrée au cinéma documentaire expérimental et aux artistes dédié.es à l’image en mouvement. Sous la direction de Benjamin R. Taylor, depuis 2014, à Montréal, VISIONS présente ces oeuvres dans plusieurs lieux et en collaboration avec des festivals locaux tels que la Cinémathèque québécoise, la lumière collective, être, Ex-Centris, RIDM, FNC, POP Montréal et Cinéma moderne. Les artistes sont toujours présent.es aux séances. Nous facilitons le voyage des artistes au Canada en organisant des projections, des ateliers et des tournées. Les films sont présentés dans leur format d’origine. VISIONS participe également à plusieurs festivals internationaux, visite d’expositions et facilite la rencontre entre les créateurs et le public.
Le programme en ligne CRITIQUES est une conséquence des activités de programmation reportées de VISIONS. En partant d’une sélection d’œuvres initialement programmées pour la saison 2020, il s’agit de les mettre en dialogue avec un écrivain local à qui l’on demande de réfléchir, réfracter, retracer et réinterpréter l’œuvre en question. Les textes rassemblés sont tout d’abord publiés dans une édition spéciale de Hors champ. Ensuite, à chaque semaine, une œuvre sélectionnée sera diffusée sur la nouvelle plateforme de projection virtuelle-à-l’épreuve-de-la-pandémie du microcinéma local la lumière collective, jumelée avec le texte.
Chaque itération propose à un écrivain invité de dialoguer avec les images à sa manière, dans le but de renouveler les idées, de proposer des conversations, d’établir de nouveaux discours. À une époque où la diffusion en ligne est abondante et sans fin, CRITIQUES vous propose de quoi lire et réfléchir. Quelque chose que vous pourrez garder avec vous jusqu’à notre prochaine rencontre.
Pour suivre le projet, inscrivez-vous à notre liste de diffusion.
La série CRITIQUES est présentée avec le soutien du Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et lettres du Québec et le Conseil des arts de Montréal.
André Habib
On Chooka (2018)
Recognition: A film by Parastoo Anoushahpour, Faraz Anoushahpour and Ryan Ferko
If a landscape trembles, it’s because a story is buried within it. Fog must be faced head-on, not so that it dissipates, but so that we may absorb it. Without really knowing the story, we may understand. Understanding really means understanding between the lines. Between the layers of fog. Here, between the mosaic of images. In the unreeling of life. Between the photos we hold between our fingers, the faces we recognize, a house we find, a child who watches, remembers. On the screens we touch, in front of which lay ourselves down, films from another time suddenly emerge and move towards us. Children turn to look at us. We are convinced that every space is haunted. We stand before this film as strangers in search of something.
I recall a scene from Chooka in which a first-person camera is used to explore an old dilapidated schoolhouse, where flames have scorched the corners of the walls. Set in the province of Gilan, in northern Iran, the blown-out windows reveal a green, humid world where the fog, it seems, will never quite lift. On the walls, a few green ceramic tiles still hold. The remaining thousands have peeled off and shattered to the ground, like shells spattered from the sea. The filmmaker steps lightly on the ceramic, yet the cracking echoes deeply, it is stamped in one’s memory, and we find ourselves, without knowing why, feeling melancholy. It may be the simple analogy between these anonymous, indiscriminate ceramic tiles and the lives of all those that this story unearths without digging deeper. This sound – precise, tangible, yet at the same time inconspicuous – unleashes an astonishing burst of violence that the film otherwise stifles. It evokes the crackling of the fire that has set the building ablaze, the sound of the dry wood of history that crumbles as we touch it, the rain that falls impervious to all this turmoil of cement, exile and fleeing in the night. It is tempting to follow the allegory. For what do the filmmakers of this beautiful film do if not put together the proverbial “pieces of the puzzle” while admitting that the story will always be made of lapses? These denuded ceramic walls also recall the photos they spread out on the carpet, trying to match up places, images, and time. But something will always be missing. Faces will remain forgotten. A part of the story left untold. The witness who saw is no longer there to speak. In the burned building, the roll of film – having reached the end of its wind – suddenly glows and fades away. Only ghosts remain.
On the screen, other screens light up, creating another space. In the frame, other frames deconstruct another time within the same place. Sixteen millimeter film intermixes with shaky surveillance camera video footage. Viewed on an iPhone, shots on 16mm display a parade of bearded demonstrators. The film is replete with intermingled image schemes. Outdated faces lifted from small, forgotten films. The bright red robe indicates that the old footage has been shot using Kodachrome film. It is 1970, before the Revolution. A factory is inaugurated. A worker who had experienced that era tells us that foreigners used to live here. Canadians. Americans. A magnificent wide shot of the factory, its huge press rolls spinning, fills the frame. You may think they were making plastic film, celluloid even, instead of paper.
This factory run by foreigners – as we learn from the film’s peripheries – began operations in 1973, not long before filmmaker Bahram Beyzaie came to shoot Stranger and the Fog. And it was also in this same region that, after the Revolution, Beyzaie directed one of the classics of the Second New Wave of Iranian cinema, Bashu, the Little Stranger – about an orphan who has fled the South and the war and ends up in the northern, industrial, cold. Another story of strangers and fog. These landscapes, from bygone days, scroll across a computer screen, laid out on a carpet. We learn – indirectly, for everything in the film is suggested – that the Chooka filmmakers have stumbled upon the house and the family that hosted that original film crew. The grandfather passed away, but the grandmother remembers. A young boy, the grandson, gives Farsi lessons to one of the filmmakers, who has come with his friends to piece the story together. The boy takes us on a tour of the grounds around his house by sifting through surveillance footage. The tree he points at with his mouse cursor, he tells us, has yielded much fruit this year.
Dialogue and images provide snippets of history. But a finger pointing, a small arrow to indicate a name, an attentive glance must prevail so that a layer of memory can unfold and unravel like the tall trees quivering in the fog that the camera captures. The film’s strength lies in a type of gentleness, which neither proclaims nor condemns anything in particular (neither the invasion by foreign capital, nor the Mullah regime). It merely lays out the fragments of a family album that has survived oblivion and tries to fill in the gaps by revisiting the cracks that time has concealed. Like a stranger, it invites us into a home, a memory. And extends us a little hospitality.
Translated from the original French by Olga Montes, edited by Benjamin R. Taylor and published by Offscreen on 16.12.2020
The original version of this text was published by Hors champ on 19.10.2020
VISIONS is a series of monthly screenings devoted to experimental documentary cinema and artists specializing in moving images. Curated by Benjamin R. Taylor in Montreal since 2014, VISIONS presents these films in various venues and in collaboration with local festivals such as the Cinémathèque québécoise, la lumière collective, être, Ex-Centris, RIDM, FNC, POP Montreal and Cinéma moderne. Filmmakers always attend screenings and we help them travel to/within Canada by organizing screenings, workshops and tours. Films are always presented in their original format. VISIONS also takes part in several international festivals and exhibitions and helps bring creators and the public together.
The online program CRITIQUES is a consequence of VISIONS’ postponed programming activities. Starting from a selection of works initially programmed for the 2020 season, the idea is to bring them into direct conversation with a local writer who is asked to reflect, refract, retrace and reinterpret the work in question. The collected texts are first published in a special edition of Hors champ. Then, each week, a selected work is shown on the new virtual-pandemic-proof screening platform of the local microcinema la lumière collective, together with the text.
Each iteration invites a guest writer to establish a dialogue with the images in his or her own way, with the aim of renewing ideas, provoking conversations, establishing new discourses. At a time when online broadcasting is abundant and boundless, CRITIQUES offers something to read and think about. Something to take with you until we meet again.
Subscribe our mailing list to receive updates on the project.
The CRITIQUES series is presented with the support of the Canada Council for the Arts, the Conseil des arts et lettres du Québec and the Conseil des arts de Montréal.